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Quand Kersten revint chez lui, il avait un tel visage qu’Élisabeth Lube ne put s’y méprendre. Un grand malheur était arrivé.
À mesure que le docteur lui confiait ce qu’il avait surpris, elle participait à son tourment, mais, depuis vingt années, elle s’était donné pour tâche de l’aider, de l’encourager aux instants difficiles. Elle représenta à Kersten qu’il se torturait peut-être sans raison. Il n’avait entendu que des propos fragmentaires. Et encore, était-il sûr de les avoir interprétés exactement ? Avant de se laisser aller au désespoir, il fallait se renseigner davantage.
Elle réussit à faire déjeuner Kersten, mais, après le repas, il sentit qu’il ne pourrait pas supporter plus longtemps de rester sans réponse à toutes les questions, et toutes atroces, qu’il se posait sans répit.
Il téléphona à Brandt et lui demanda de le voir seul à seul. Brandt lui fixa rendez-vous pour le soir même, à six heures, dans son bureau.
Kersten, avec Brandt, n’essaya pas de jouer au plus fin. Il alla droit au but. Il rapporta ce qu’il avait entendu dire par Heydrich à Rauter, dans le mess de l’état-major.
Tandis que Brandt l’écoutait, ses traits fins, sensibles se creusaient peu à peu et son regard évitait celui de Kersten. Il dit enfin à voix basse :
— Alors, vous savez…
— Est-ce vrai ? Vous êtes au courant ? Que se passe-t-il ?
Ces questions étaient comme des cris.
Brandt hésita, puis il fixa ses yeux sur la figure du docteur, la seule qui, entre toutes les faces par lesquelles il était entouré jour et nuit, ressemblait à l’image qu’il se faisait d’un être humain. Brandt ne put résister à ce qu’il vit sur cette figure. Il alla fermer la porte à clé et, toujours à demi-voix, dit à Kersten :
— Si par hasard quelqu’un vient, je répondrai que vous me soignez.
Puis il se dirigea vers l’une des tables chargées de documents classés dans un ordre méticuleux. D’une pile de dossiers il tira une enveloppe qui portait en lettres capitales l’inscription « ULTRA-SECRET » et la plaça au sommet de la pile. Ceci fait, il s’approcha de Kersten à le toucher et chuchota :
— N’oubliez pas que je ne vous ai rien dit, que je n’ai rien vu, ne l’oubliez pas, au nom du ciel !
Il tourna brusquement le dos et alla jusqu’à la fenêtre, colla son front contre la vitre. En bas, dans la Prinz Albert Strasse, au fond du crépuscule, une mince pluie de fin d’hiver faisait hâter les passants.
Mais Brandt voyait-il cela ?
Kersten resta quelques instants debout, la grande enveloppe entre ses mains, sans oser prendre les feuillets qu’elle contenait. Enfin, il se laissa tomber dans un fauteuil et commença à lire.
Alors, il vit se développer, noir sur blanc, détail après détail, paragraphe par paragraphe, de virgule en virgule, la condamnation de tout un peuple.
Le document qu’il avait sous les yeux était formel et précis. Les Hollandais, disait-il, entre toutes les nations occupées, méritaient le châtiment le plus lourd ; ils étaient coupables non seulement de résistance, mais de trahison. En effet, ses habitants étaient de pure race germanique et ils auraient dû avoir une reconnaissance infinie pour l’Allemagne qui les avait délivrés d’une reine et d’une démocratie enjuivées. Au lieu de cela, ils s’étaient tournés contre leurs sauveurs et se montraient favorables aux Anglais. Ils avaient forfait à la gratitude et, crime capital, ils étaient félons envers leur race.
Tout récemment encore, dans Amsterdam, des émeutiers avaient infligé des pertes aux policiers de la Gestapo. La mesure était comble, il fallait mettre les traîtres hors d’état de nuire.
Donc, Adolf Hitler, Führer de la Grande Allemagne, avait prescrit à Heinrich Himmler, Reichsführer des S.S., d’assurer la déportation massive du peuple hollandais en Pologne, dans la province de Lublin.
Et Himmler prescrivait, à son tour, de procéder ainsi qu’il suit :
Trois millions d’hommes seraient dirigés à pied vers les terres qui leur étaient dévolues. Leurs familles – femmes, enfants et vieillards – seraient embarquées dans les ports néerlandais pour la ville de Koenigsberg, et, de là, expédiées par chemin de fer sur Lublin.
L’exécution de ces mesures devait commencer à la date du jour où Hitler était né, comme cadeau de fête pour son anniversaire, le 20 avril.
Kersten avait fini sa lecture, mais continuait de garder les feuillets entre ses doigts et il ne pouvait les empêcher de trembler légèrement.
Des visions se levaient de ces pages comme une fresque infernale.
Arrachés aux douces rives de la mer d’Occident, des millions d’hommes avançaient vers les terres glaciales de l’Est. Ils avaient toute l’Europe à traverser sous la schlague et les crosses des gardes-chiourme. Ils marchaient en colonnes interminables sur des routes sans fin, affamés, les chaussures et les vêtements en lambeaux, trempés de pluie, mordus par le vent. Parfois, au fond de ce cauchemar éveillé, des visages se dessinaient pour Kersten dans les files de l’exode. C’étaient ses amis les plus chers.
Et il voyait les femmes, les enfants, les vieillards, entassés à fond de cale, jusqu’à l’étouffement, ou parqués dans les wagons de marchandises, torturés par la soif, asphyxiés par le manque d’air et leurs propres déjections…
Kersten laissa retomber les feuillets sur la table, tira d’une poche son carnet de notes, en arracha une page et sur ce petit morceau de papier résuma les données du document terrible. Sa main si forte et si agile était mal assurée.
On était au soir du 1er mars. Dans quelques semaines Himmler allait offrir à Hitler son présent d’anniversaire.
Kersten replaça les feuillets dans l’enveloppe, remit l’enveloppe dans la pile de dossiers à laquelle elle appartenait. Brandt se retourna et rencontra le regard du docteur :
— Vous trouvez que cette décision est bonne ? demanda Kersten.
— C’est épouvantable, dit Brandt, tout un peuple transporté en captivité, en esclavage.
Il se couvrit des mains la figure comme s’il ne pouvait supporter la honte de participer à cette besogne monstrueuse. Puis il murmura d’une voix imprégnée en même temps par le dégoût de lui-même et la peur du supplice : – Rappelez-vous bien, cher Kersten, ne dites jamais, jamais à personne que je vous ai laissé lire ce dossier.